[A part ça] Le Goncourt, un prix qui aurait pu ne jamais voir le jour
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Gabrielle Hirchwald, Maîtresse de conférences Habilitée à diriger des recherches – Littérature XIXe siècle, Université de Lorraine
Si le nom de Goncourt est passé à la postérité grâce au plus fameux des prix littéraires, il convient de rappeler qu’il a été porté par deux frères, Jules et Edmond, écrivains à la fois témoins et acteurs de la seconde moitié du XIXᵉ siècle. Derrière le Prix Goncourt et son Académie se cache une histoire mouvementée dont on a oublié les origines.
Si l’on ne peut que féliciter le lauréat Hervé Le Tellier pour L’Anomalie, il faudra bien que ce dernier se satisfasse cette année d’une accolade virtuelle. En effet, le Goncourt 2020 aura été remis dans des conditions inédites : délibérations à distance, prix décalé dans le temps, sans les plaisirs de la table, sans journalistes avides de recueillir les premières déclarations du vainqueur, sans manifestation ostentatoire d’une foule aux abords de chez Drouant. Bref, dans le silence individuel de la visio, l’académicien face à son couvert solitaire, l’heureux élu livré à une émotion par écran interposé, loin, très loin de l’effervescence médiatique habituelle et de l’esprit de convivialité souhaité par Edmond de Goncourt.
Bataille juridique
Les circonstances exceptionnelles de la remise du prix littéraire le plus prestigieux de France ne peuvent que renvoyer à notre propre fragilité. L’occasion de rappeler l’histoire mouvementée de l’Académie des Dix et de sa fameuse récompense qui auraient pu ne jamais voir le jour. Peu de temps avant sa mort, en décembre 1897, Alphonse Daudet, exécuteur testamentaire de la succession Goncourt, ne déclarait-il pas à un journaliste venu l’interviewer :
« Donc nous ne pouvons, Léon Hennique ni moi, rien dire, rien prévoir. Ce sera fort long, voilà qui est certain. Les hommes d’affaires règnent encore en maîtres sur l’héritage de notre grand ami, administrent ses biens, et, pendant ce temps, les innombrables formalités de la procédure en appel suivent leur cours… ! Nous nous demandons bien des fois avec inquiétude à quand la fin. »
Pourtant, tout avait bien commencé. Dès 1874, Edmond de Goncourt avait prévu dans son testament les conditions de formation de la future Académie. Quand approcha pour lui le moment de « désemplir le monde » selon le mot prêté à Hugo, l’écrivain, resté seul après la mort de son frère Jules, souhaita l’accomplissement de deux actions : la publication de la seconde partie de son Journal et la création d’une société littéraire. Celle qu’on appellera l’Académie Goncourt « devra être composée de dix hommes de lettres, ni grands seigneurs, ni hommes politiques », n’appartenant pas à l’Académie française, l’Académie rivale. Ils disposeront d’une rente annuelle, de « la somme nécessaire pour faire la rente d’un dîner mensuel de novembre à mai » et auront pour mission de remettre un prix de 5 000 francs au moins, de 10 000 francs au plus destiné « à un ouvrage d’imagination exclusivement en prose ». Le fonctionnement de l’institution et le montant de son prix seront financés par la vente des collections des deux frères, Jules et Edmond.
Bien sûr, Edmond de Goncourt modifia son testament à de très nombreuses reprises au gré de ses humeurs, biffant un membre de la future Académie car il rejoignait la Coupole, lui substituant un autre qui avait sa faveur du moment, ajoutant plusieurs codicilles au texte original.
Mais c’était sans compter sur la famille de l’écrivain. À sa mort en juillet 1896, ses héritiers naturels – des petits cousins – demandèrent au Tribunal de la Seine que le testament fût cassé au motif que l’Académie n’existant pas encore ne pouvait hériter de rien. Ils furent déboutés le 5 août 1897. Ce fut une première victoire pour les romanciers et exécuteurs testamentaires Daudet et Hennique, bien aidés par l’habileté d’un jeune avocat lorrain, Raymond Poincaré.
La famille d’Edmond de Goncourt poursuivit l’offensive en faisant appel. En réalité, il fallut attendre encore deux ans et demi avant que l’Académie pût réellement fonctionner. Le jugement fut confirmé le 1er mars 1900 par la première chambre de la Cour d’appel. L’ultime étape de la constitution de l’Académie Goncourt arriva enfin. Pour le plus grand plaisir du premier président Huysmans (1848-1907), lassé des circonvolutions de ce procès interminable :
« Nous sommes habitués maintenant à ce que ce testament Goncourt rencontre à chaque pas des obstacles. Ah ! ce pauvre Edmond avait raison de se plaindre de la veine dans son Journal ! S’il pouvait en écrire un posthume, quelles doléances, et combien justifiées !… […] Allez, le dossier voyagera, ce sera long. J’ai été dans l’administration, alors vous comprenez… »
Début 1903, le Conseil d’État valida l’orientation des précédentes décisions. Par décret du 19 janvier, l’Académie Goncourt est reconnue officiellement. Elle pouvait enfin accomplir sa mission.
Le moment tant attendu arriva : il était temps de remettre le premier Prix Goncourt. John-Antoine Nau pour Force ennemie fut choisi. Annonce faite tardivement le 21 décembre dans l’indifférence presque générale, après plus de 6 ans de procès et 30 ans de polémique.
Retour aux sources
Après ce bref rappel de l’histoire de la création de l’Académie Goncourt, vous comprendrez qu’il serait malvenu de critiquer les conditions actuelles de remise du Prix 2020.
Espérons que l’année prochaine et en 2022, à l’occasion du bicentenaire de la naissance d’Edmond à Nancy, l’Académie (et son Prix) retrouve des conditions normales de fonctionnement. Peut-être après tout dans l’esprit initial de ce que proposait un Alphonse Daudet rebelle, qui n’eut pas le loisir de la voir se réaliser : organisées sans apprêt, il imaginait des séances dans des restaurants différents à chaque occasion, « à la bonne franquette, les coudes sur la table » sous la forme de rencontres informelles voire itinérantes, des sortes de « Tables rondes » ou de « banquets » afin d’éviter le carcan des réunions académiques. Allergique à toute hiérarchie, le doyen d’âge ne souhaitait pas non plus présider la société afin de garantir la liberté des entrevues : « D’ailleurs, ce que je veux avant tout, c’est éviter toute solennité… Je suis antisolennel ».
Un moyen de relancer l’activité dans le domaine de la restauration.
Une absence de subordination pour favoriser l’authenticité des échanges.
Des propositions qui font chaud au cœur en ces temps difficiles.