[Science ouverte] Comment les scientifiques s’organisent pour s’affranchir des aspects commerciaux des revues
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Cet article fait partie de la série « Les belles histoires de la science en libre accès », publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Pour en savoir plus, veuillez consulter la page Ouvrirlascience.fr.
Sylvie Benzoni-Gavage, Professeur en mathématiques à l’Université Claude Bernard Lyon 1. Directrice de l’Institut Henri Poincaré, Sorbonne Université
L’expression « évaluation par les pairs » a fait irruption dans les médias avec la crise du Covid-19 et l’on en mesure bien l’importance : pour être dignes de foi, les résultats d’une recherche doivent d’abord être examinés de manière critique par d’autres spécialistes du domaine, des « pairs ». De fait, ce processus est une pierre angulaire de la recherche scientifique, d’autant plus importante aujourd’hui où tout un chacun peut « poster » ses écrits sur Internet.
Son histoire est liée à celle des revues scientifiques. La rigueur de l’évaluation par les pairs mise en œuvre par les éditeurs scientifiques d’une revue fait sa réputation. Une revue attire d’autant plus de bons articles qu’elle est sélective, ce qui entretient un cercle vertueux. À partir des années 1950, de nombreuses revues scientifiques furent reprises ou lancées par des groupes privés : le nombre de revues publiées par Pergamon press, basé à Oxford, passa de 40 à 150 en six ans au début des années 1960, tandis qu’Elsevier n’en avait que 10. Puis, dans cet exemple, Elsevier racheta Pergamon Press (et au passage la fameuse revue The Lancet) en 1991, et publie aujourd’hui 2500 revues.
Cependant, depuis les années 2000, le développement d’archives ouvertes institutionnelles, comme arXiv et l’analogue français HAL, a changé la donne dans le monde de l’édition scientifique. Des scientifiques et en particulier des mathématicien·nes ont commencé à imaginer d’autres modèles de publication que les revues traditionnelles.
Les mathématiciens initient la publication avant évaluation par les pairs
Un premier fait marquant est venu en 2002 du mathématicien russe Grigori Perelman. Parvenu à des résultats qui résolvaient en particulier l’un des problèmes du millénaire, il déposa ses articles sur arXiv et laissa la communauté mathématique s’en emparer sans les soumettre à une revue. Le processus prit quelques années, comme cela arrive régulièrement en mathématiques. Il aboutit néanmoins à la reconnaissance de ses résultats par l’attribution de la médaille Fields en 2006 et du prix Clay en 2010, des récompenses que Grigori Perelman refusa toutes les deux. Une évaluation rigoureuse par les pairs, et reconnue comme valide par ces distinctions, avait eu lieu sans passer par une revue.
En 2012, un autre mathématicien fut à l’origine d’une initiative retentissante : Timothy Gowers appela au boycott des revues appartenant à Elsevier, dénonçant le « prix exorbitant » des abonnements et les « profits énormes » réalisés par le groupe. Il s’appuyait sur un texte intitulé « The cost of knowledge », signé par 34 mathématicien·nes, dont huit basé·e·s en France.
Un dossier « Chercheurs, éditeurs : le débat » fut publié dans la Gazette d’avril 2012 de la Société Mathématique de France. La couleur est annoncée dans l’avant-propos : « les bibliothèques de mathématiques souffrent » et « les chercheurs s’interrogent sur le bien-fondé de la gestion actuelle par les éditeurs du processus de publication d’un article scientifique ». Ce dossier comprend une pétition concernant Springer, autre grand groupe de l’édition scientifique, aux côtés de la pétition concernant Elsevier, ainsi que la traduction en français du texte l’accompagnant : « Le Coût du savoir ».
Pourquoi les scientifiques tiennent-ils tant à l’évaluation par les pairs ?
Ce texte indique en particulier « des raisons importantes pour lesquelles les mathématiciens n’ont pas tout simplement abandonné la publication dans les revues » : « l’évaluation par les pairs », qui permet d’assurer la qualité des résultats publiés, et « l’évaluation professionnelle », en partie basée sur le prestige des revues dans lesquelles les chercheur·euses publient leurs travaux. Même si « il n’est pas facile de créer une nouvelle revue […], car les mathématiciens ne voudront peut-être pas publier dans celle-ci et préféreront soumettre leurs articles à des revues dont la réputation est bien établie », plusieurs mathématiciens vont s’y atteler.
Un enjeu encore en filigrane en 2012 est celui du libre accès (« open access ») aux revues, que les groupes comme Elsevier et Springer proposent moyennant paiement par les auteurs de frais de publication, dits « article processing charges » ou APC en anglais. Jusque là, on était dans un système « lecteur-payeur », au sens où les bibliothèques payaient des abonnements aux revues et c’était ce qui en permettait l’accès à leurs lecteur·rices. Le système « auteur-payeur » consiste à faire payer l’auteur·rice pour qu’elle ou il soit publié·e et que son article soit en accès libre. La communauté mathématique se dresse alors contre ce système.
En 2014, le mathématicien Jean‑Pierre Demailly présente à l’Académie des sciences l’idée des « épijournaux » : des journaux scientifiques qui ajouteraient l’expertise liée aux évaluations par les pairs sur des articles déjà postés par leurs auteur·rices dans une archive ouverte. Ce modèle des épijournaux préserve l’évaluation par les pairs tout en évitant les revues traditionnelles. En effet, les comités éditoriaux des épijournaux sélectionnent les articles et les fonts évaluer par des « referees » directement dans un ensemble d’articles ouverts à tous et toutes sur HAL ou arXiv.
Le résultat est que la plate-forme Épisciences accueille désormais des épijournaux créés de toutes pièces, mais aussi des « transferts », c’est-à-dire des revues qui étaient précédemment publiées par des maisons d’édition commerciales. En 2016, Timothy Gowers fonde à son tour un épijournal basé sur arXiv, et d’autres revues se créent de manière autonome, comme les Annales Henri Lebesgue.
De plus en plus de revues scientifiques « migrent » vers des plates-formes non commerciales
Offrir un accès libre sans frais de publication est l’un des buts des mouvements de la science ouverte, soutenus par l’État et les organismes de recherche comme le CNRS. En 2020, différentes initiatives permettent de soutenir les revues qui souhaitent migrer vers des plates-formes plus conformes à leurs idéaux. Le Centre Mersenne en France en fait partie.
En 2020, les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences ont quitté Elsevier pour le Centre Mersenne, afin de garantir un accès libre pour les lecteur·rices sans frais de publications pour les auteur·rices. En mathématiques, un autre événement retentissant a été le départ en bloc en 2017 du comité éditorial du « Journal of Algebraic Combinatorics » publié par Springer. Les membres de ce comité ont fondé dans la foulée une nouvelle revue en « libre accès diamant », avec le soutien de la Fondation MathOA.
La Fondation MathOA œuvre pour la transition des revues vers des modèles de publication respectant les principes du « libre accès juste ». Cependant ses succès sont pour l’instant limités à trois revues.
Comment financer ces revues ?
Parallèlement, un nouveau modèle de publication émerge depuis la fin des années 2010. Intitulé « Subscribe To Open », il consiste à ouvrir l’accès aux revues dès qu’un seuil suffisant d’abonnements par les bibliothèques est atteint. C’est un moyen d’éviter les écueils du système auteur-payeur, que la communauté mathématique rejette massivement, et une piste de modèle économique viable pour assurer la publication d’articles en accès libre. Car celle-ci a toujours un coût, aussi bien pour la gestion du processus d’évaluation par les pairs, que pour la mise en forme des articles et leur archivage.
En mathématiques, ce modèle « Subscribe To Open » suscite un intérêt certain. Il été adopté par la maison d’édition EDP Sciences, qui publie les revues de la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles, mais aussi par la maison d’édition de la Société mathématique européenne. Enfin, le président de la Société Mathématique de France indiquait le considérer en juillet 2020.
Les mathématicien·nes sont ainsi toujours en première ligne sur les évolutions de l’édition scientifique. L’avenir dira si elles et ils imaginent des modèles de publication vraiment différents des revues héritées de leurs ancêtres.