Infos Inist

Interview de Karim Ramdani – chercheur en mathématique (RNBM)

Karim Ramdani – chercheur en mathématique à l’IECL – chargé de mission « Publications Ouvertes » au sein du Réseau National des Bibliothèques de Mathématiques (RNBM). Je suis également membre du Collège « Publications » du Comité Pour la Science Ouverte.

Pour mieux comprendre votre prise de parole du point de vue science ouverte en mathématique,  pouvez-vous situer dans le temps votre implication dans le mouvement de la science ouverte et expliciter qui vous  êtes pour le laboratoire, dans la communauté des mathématiciens et au CoSo ?

J’ai commencé à m’intéresser aux questions liées à l’édition scientifique en 2011 lorsque je suis devenu -un peu par hasard, dois-je avouer- responsable scientifique de la bibliothèque de mon laboratoire IECL (Institut Elie Cartan de Lorraine) en co-animation avec la responsable de la bibliothèque sur le principe de binôme Documentaliste/chercheur. La communauté disciplinaire des mathématiques a la chance d’être organisée et structurée avec un réseau le RNBM –Réseau National des Bibliothèques de Mathématiques- groupement de services du CNRS-,  et j’ai donc pu ainsi contribuer à ce réseau  et découvrir l’envers du décor des publications scientifiques : les tarifs d’abonnement exorbitants pratiqués par les éditeurs, les réductions budgétaires qui frappaient les bibliothèques, les enjeux des négociations nationales, les modèles économiques de l’édition scientifique… Petit à petit, j’ai commencé à approfondir mes connaissances sur le sujet (notamment grâce à la veille effectuée par l’Inist sur son site « Actualités du libre accès»). La conjecture a fait que mon intérêt pour ces questions est né au moment même où l’édition scientifique connaissait des bouleversements importants au niveau national et international : remise en cause des éditeurs commerciaux, émergence du libre accès, développement des archives ouvertes, naissance de Sci-Hub, apparition des éditeurs prédateurs et du modèle auteur-payeur,…

En 2016, 5 ans plus tard j’ai rejoint le bureau du RNBM en tant que chargé de mission « Publications Ouvertes » avec mon collègue mathématicien Benoît Kloeckner. Enfin, depuis octobre 2018, je suis membre du Collège « Publications » du Comité Pour la Science Ouverte. Ce collège se réuni de façon régulière et fréquente, une fois par trimestre,  et conjugue la diversité des disciplines et des métiers avec une position décisionnaire ce qui est un relais important en prise directe avec les acteurs y compris de l’évaluation.

 

Pourriez-vous rappeler brièvement ce que représente la Science ouverte pour la discipline Mathématique et plus globalement pour la recherche scientifique publique ?

Un certain nombre de points font très largement consensus au sein de la communauté mathématique :

  • les profits des éditeurs commerciaux sont injustifiés;
  • le modèle auteur-payeur est rejeté, avec des prises de position très tranchées de sociétés savantes mathématiques françaises (SMAI, SFDS, SMF) et européenne (EMS) ;
  • une diffusion immédiate des résultats de recherche sur les archives ouvertes (arXiv et/ou Hal) est souhaitable ;
  • l’émergence de revues en accès libre sans frais ni pour le lecteur ni pour l’auteur doit être soutenue par des démarches individuelles, collectives et institutionnelles;
  • l’évaluation ne doit pas se réduire à l’utilisation d’indicateurs bibliométriques simplistes tels que le facteur d’impact ou l’indice h.

J’ai rédigé une instruction aux auteurs avec « quelques conseils pour mieux publier » qui est mise à jour régulièrement. Il existe depuis Janvier 2019 une liste de discussion sous forme de Bulletin d’informaion sur l’édition scientifique créée au sein du  RNBM.

Quels sont les changements fondamentaux et notables auxquels vous avez assisté et contribué dans le mouvement de la Science ouverte ? (pratiques, usages, évaluation, moyens techniques et financiers, politique scientifique, politique sociétale…..)

Au sein de la communauté mathématique, il y a depuis quelques années une prise de conscience sur les questions liées à l’édition scientifique, qui se traduit par plusieurs éléments :

  • Augmentation du taux de dépôt dans les archives ouvertes (au passage cela suppose que l’état mette des moyens humains et budgétaires supplémentaires pour accompagner l’augmentation de dépôt dans HAL)
  • Organisation d’exposés ou de demi-journées d’information et de sensibilisation sur l’édition scientifique dans plusieurs laboratoires de France et dans les workshops
  • Lancement fin 2018 de deux listes de diffusion nationales sur l’édition scientifique au sein de la communauté mathématique : listes de discussion « actifs » et une liste diffusant un bulletin d’information 2 sur le sujet à 3 fois par an.
  • Une liste de revues « mathematicians-friendly » (avec un prix d’abonnement « raisonnable ») n’ayant aucun caractère officiel, réalisée de manière participative par des membres de l’Institut Elie Cartan de Lorraine.  Par exemple, vous venez de finir un article et vous vous demandez où le soumettre ? Des listes de revues gratuites pour le lecteur ET pour l’auteur (Diamond Open Access) sont disponibles sur les sites du CIMPA, du journal NWEJM ou du Free Journal Network. Plus généralement, vous trouverez sur la page personnelle que je maintiens.
  • Lancement de revues « vertueuses » :
    • par émancipation et clonage de revues de gros éditeurs commerciaux (Elsevier ou Springer) par démission en bloc du comité éditorial (Journal Of Algebraic Combinatorics est ainsi devenu Algebraic Combinatorics en 2018)
    • ex nihilo en créant une nouvelle revue comme l’épijournal de Géométrie Algébrique EPIGA ou les Annales Henri Lebesgue.
  • Évaluation : la qualité plutôt que la quantité (jurys)
  • Réponse institutionnelle :
    • Centre Mersenne (Cellule Mathdoc de l’INSMI) lancé en 2018 : développer une infrastructure complète des services d’édition en libre accès diamant (publication et consultation sans coût pour le chercheur) à destination des communautés scientifiques publiant en LaTeX : service d’aide administrative aux revues , déploiement d’OJS, détection de plagiat, affectation de DOI, secrétariat de rédaction, système de fabrication LaTeX, mise aux normes, mise en ligne, numérisation, archivage, impression
    • Négociations : rapport de force plus favorable (merci Sci-Hub, merci l’Allemagne) et interpellation de Couperin (absence de Conseil Sceintifique)
    • CoSO

Quelles sont les perspectives à plus ou moins long terme sachant que l’application du plan national est repoussée à 2021 et que des controverses ont cours autour du plan S ?

Le terme OA /AO ne doit pas masquer les deux questions les plus cruciales : qui paye et combien ? Dans les « models » de l’OA il y a  le meilleur comme le pire.

Le meilleur avec les revues en libre accès sans frais ni pour l’auteur ni pour le lecteur. Le pire avec ;

  1. les revues prédatrices
  2. l’émergence de l’auteur-payeur avec des contrats négociés au niveau national dans lesquels on pourrait se retrouver piéger : refuser une offre commerciale revient à s’interdire de publier (et non plus de lire) ce qui paraît inimaginable.

Que pensez-vous et comment envisagez-vous de répondre à la demande de l’ANR de contribuer à l’ouverture des données de recherche autant que possible ? et en mathématiques existe-t-il une définition commune de donnée de recherche ?

Certaines branches des mathématiques sont plus concernées que d’autres par cette question (simulations, statistiques,…). La communauté mathématique me semble un peu retard sur ces problématiques de données de la recherche mais il va de soi qu’elle devra s’y intéresser. L’expérience des autres disciplines sera certainement fructueuse pour aborder cette question.

Etant impliqué sur différents plans et à plusieurs titres au cœur de la science ouverte, avec le recul comment ressentez-vous ces changements sur les différents plans (local, disciplinaire, national) ?

Il s’agit d’une nécessité pour l’indépendance et la qualité de l’accès aux résultats de la recherche. Une occasion de prise de conscience en vue d’une réappropriation par les publiant de leur recherche et des résultats de celle-ci et de leur usage.

Ma position au plan local dans la discipline des mathématiques avec une vue plus macroscopique au niveau national me permet de mieux mesurer l’équilibre  des forces et le rapport entre elles dans les négociations entre les acteurs. Le chemin est identifié mais il reste beaucoup d’énergie et de « pédagogie » pour que  les bonnes pratiques se construisent et se diffusent. Ce sujet est un réel enjeu de changement institutionnel.